Insuffisance

Publié le par tourmentout

Le soir, parfois, Jacques n'arrive pas à dormir, où plutôt, il ne veut pas dormir. Un certain sentiment d'insuffisance l'envahit. Il n'a pas encore accompli suffisamment de choses pour mériter le sommeil. Il manque quelque chose, mais rien en particulier, et il ne se résout pas à se détendre et trouver le sommeil, il préfère réfléchir, de manière productive. Il réfléchit à ce qu'il devra faire demain, emmener la voiture au garage, appeler Henri pour organiser les prochaines vacances, revoir tel ou tel aspect d'un dossier en cours au boulot. Il continue à besogner silencieusement dans son lit et s'enfonce petit à petit dans un état de semi-veille; où son  esprit s'agite et son corps se tourne nerveusement pour accompagner ses turpitudes. Pendant la journée également, il trouve que certains moments sont creux, insuffisants; lorsqu'il lit le journal, regarde la télé, attend à un rendez-vous. C'est pour ça qu'il fume, pour donner de la consistance à ces demi-instants. On a tout de suite l'air moins con quand on fume, on peut accomplir la même action insignifiante, mais en fumant, et les bouffées de fumée remplissent les coins, tapissent l'instant présent d'une aura de sûreté. Quand on fume, on est sûr d'être dans son bon droit. On attend à un rendez-vous en fumant, cela veut dire que ça ne pose aucun problème d'attendre, on l'avait même prévu, pour pouvoir s'en griller une petite. Si l'on a une conversation nulle avec une personne, fumer donne du poids à ce qu'on dit. On pourrait très bien fumer sans ne rien dire, ça suffirait, donc si on discute en fumant c'est qu'on a CHOISI de discuter, et non pas que l'on discute pour éviter de se regarder dans le blanc des yeux sans rien dire, ce qui légitime la conversation. La cigarette apporte une valeur ajoutée à tout, une action diffuse supplémentaire, une rampe de sûreté qui nous empêche de sombrer dans l'inactivité, dans la nullité, dans l'inconsistance, dans l'ennui. Malheureusement il ne peut pas fumer dans son lit, juste pour se donner l'air de n'avoir en fait pas besoin de dormir et être là par hasard. Il n'y a plus de faux-semblants, on est face à face avec son insignifiance, on contemple dans toute sa splendeur la vanité de nos efforts pour donner du sens à notre vie, on a les mains vides, et on est désemparé. Alors Jacques planifie, résout des problèmes, tourne et retourne des situations dans tous les sens, même si par habitude il sait fort bien que ses réflexions sont chauffées par la folie légère qui étreint chaque être dans la pénombre, et que nombre de ses projets lui sembleront totalement stupides le lendemain. Après plusieurs heures ponctuées par quelques aller-retours aux toilettes, Jacques s'endort.

Le lendemain, il accomplit sa journée, et attend, en vain, que quelque chose d'extraordinaire se produise. Il guette des évènements qui le feraient rebondir, une invitation à dîner, un coup de fil, un problème au boulot, un nouveau dossier qui arrive, un e-mail important, ça arrive parfois. Mais aujourd'hui, désespérément rien du tout, juste une journée normale. Il se dit qu'il n'y a pas assez de soucis dans sa vie pour l'occuper pleinement. Il n'a pas de copine sérieuse, pas d'enfants à aller chercher au karaté, pas de passion secrète ou publique qui consumerait ses nuits et le tiendrait en haleine le jour. Comme il a le temps, Jacques décide alors de rentrer chez lui à pied, de profiter du temps clair et guilleret qui enveloppe Paris. Il se dit que pour pimenter son retour il va essayer de faire des choses qu'il n'a pas l'habitude de faire, parler à des inconnus si l'occasion se présente, entrer dans un théâtre ou un cinéma si une affiche alléchante s'offre à lui, prendre une rue qu'il ne connait pas pour voir ce qu'il y a dedans. Il s'arrête sur son trajet sur le pont Alexandre III, et fume une petite cigarette, qui lui remonte le moral. Il arrive finalement chez lui. Pas de cinéma, pas de théâtre, il connaissait toutes les rues, et n'a croisé personne qui ait éveillé des propos particuliers. Le soir, il se regarde un bon Kubrick, puis va se coucher; heureusement il parvient à se raisonner à temps pour ne pas sombrer dans d'interminables palabres solitaires, et la fatigue aidant, il s'endort rapidement.

Publié dans Mal-être

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